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JUIL
2023

Les soirées Lyre & Palette

En raison de la Première Guerre mondiale, les lieux d'expositions artistiques de Paris ferment les uns après les autres, les concerts publics sont frappés d'interdit.

La réponse des Montparnos face à ce fléau ne se fait guère attendre : dès les premiers mois de l'année 1916, un artiste suisse du nom d'Émile Lejeune (1885-1964) met à disposition de la bohème artistique son vaste atelier du 6 de la rue Huyghens.

C'est le départ des soirées de la salle Huyghens qui sous l'égide de la société « Lyre et palette », créée à cette occasion, réunit le gratin de la création artistique de l'époque. 

Le succès est au rendez-vous 

« ... tant de talents en si petit espace » (Pierre Reverdy)

S'y coudoient les Ravel, Debussy, Satie, Germaine Tailleferre, Picasso, Kisling, Matisse, Modigliani, Cendrars, Max Jacob, Apollinaire, Reverdy et autres Cocteau lors de soirées mémorables où le bourgeois n'hésite pas à venir s'encanailler.

Ainsi, concerts, expositions, lectures poétiques vont se succéder jusqu'à la fin 1918 dans cet ancien relais de poste transformé au début du siècle en ateliers pour peintres, et ce malgré les interventions de la censure, qui contraindra l'association à modifier son nom (elle deviendra par la suite « Palette et Musique »), et malgré l'inconfort des lieux décrit par Cocteau : « On y gèle ou on y étouffe, écrasés, assis et debout, les uns comme les autres...»

Le succès est au rendez-vous, les artistes jouent la carte de la solidarité, les Picasso, Matisse accrochent à côté des jeunes étoiles montantes que sont Modigliani et Kisling en manque de visibilité.

Les amitiés se scellent dans la joie, la musique et le bruit. C’est en ce lieu que se rencontrent les compositeurs qui vont constituer le « Groupe des six » autour d'Erik Satie et Jean Cocteau (Louis Durey, Georges Auric, Arthur Honegger, Germaine Tailleferre, Francis Poulenc, Darius Milhaud).

Comme indiqué sur les programmes, les fonds récoltés grâce aux spectacles sont reversés à la société des auteurs et compositeurs (ancêtre de la SACEM) et à « l'Appui aux artistes «, organisme chargé d'attribuer une bourse aux artistes dans le besoin.

Pendant deux ans, ce laboratoire de fortune où se déploie le caritatif et l'effervescence esthétique verra pousser en ses murs la fine fleur de l'avant-garde artistique, faisant de la ville lumière le centre du monde. La programmation témoigne d'une stimulation réciproque entre les compositeurs, auteurs, poètes, peintres… dans cette période pourtant fortement tourmentée par la guerre.

Le festival Debussy du 8 avril 1916

Pour la toute première soirée de la salle Huyghens, le festival Debussy, c'est à Pablo Picasso que l'on demande d'illustrer le programme. Il fournit le dessin « Au Cirque » de sa série « Les Saltimbanques » (1905) pour orner la couverture.

Les « Préludes », « Images » et « Danses » de Claude Debussy qui n'est pas présent, sont interprétés par Ricardo Viñes au piano, Joséphine-Eugénie Vallin-Pardo (qui deviendra la fabuleuse cantatrice Ninon Vallin) au chant et Lucie Wurmser-Delcourt à la harpe. 

Le festival Erik Satie et Maurice Ravel

Programme du 18 avril 1916 (deuxième concert)

Ce premier concert fut suivi d'un second le 18 avril 1916. Au programme : Erik Satie et Maurice Ravel. Le pianiste Ricardo Viñes est rejoint par Satie lui-même, accompagné de Jane Bathori (Jeanne-Marie Berthier) au chant et Marcel Chailley au violon. La couverture du deuxième programme est illustrée d’un bois patriotique gravé par Henry Hayden réhaussé en couleurs. On y reconnaît la ferveur du polonais exilé, qui n’hésite pas à jouer avec les symboles de la France : le Tricolore, le coq, mais aussi la baguette de pain.

Œuvres de Henrik M. Melchers du 8 juin 1916 (3ème concert) 

En couverture du programme célébrant le compositeur suédois Henrik M. Melchers figure un dessin original de Henri Matisse, auditeur passionné des concerts. 

Pour quelque mois, Melchers, membre de la première heure de « Lyre et Palette » en fut le directeur musical.

Lors de ce troisième concert, il interprète ses propres œuvres, entouré de Berta Goldenson au chant, de Gaston Poulet au violon et de Germaine Tailleferre, qui marque ainsi la première apparition d'un membre du futur « Groupe des Six » lors de ces soirées.

La première exposition artistique fait scandale

Programme de la 1ère exposition, du 19 novembre au 16 décembre 1916

Cette première exposition présente des œuvres des peintres Moïse Kisling, Amedeo Modigliani, Pablo Picasso, Manuel Ortiz de Zárate et des « sculptures nègres » de la collection de Paul Guillaume. 

Modigliani selon son ami-galeriste Adolphe Basler « le dernier bohémien authentique » expose au moins 15 dessins et peintures qui paraissent valoir deux fois Picasso au marchand d'art Léopold Zboroswki lorsque ce dernier les découvre. 

Quant aux « sculptures nègres », bien que les parisiens fussent habitués aux arts des colonies grâce au Muséum ethnographique des missions scientifiques instauré en 1878 (musée du Trocadéro), voir des masques et têtes africaines et océaniennes exposées pour leur caractère esthétique, au même titre que les tableaux cubistes des jeunes peintres, fut scandaleux

 

La soirée poétique du 26 novembre 1916 : Chaque poète lira 6 poèmes

Lyre et Palette met également la poésie à l’honneur. La première soirée poétique regroupe Guillaume Apollinaire, Pierre Reverdy, Blaise Cendrars, Max Jacob, André Salmon et Jean Cocteau. 

Paul Morand raconte avoir vu ce soir-là Guillaume Apollinaire blessé au front le 17 mars 1916. Il note : « Été rue Huygens dans un atelier de Montparnasse, chez des cubistes. Trois cents personnes dans une petite salle :  peintures cubistes aux murs ; Jean Cocteau, Mme Errazuriz, Eric Satie, Godebski, Sert, dans de grands pardessus d'auto, feutres rabattus sur le nez, comme dans un mauvais lieu. Je vois Apollinaire pour la première fois, en uniforme, la tête bandagée. La seule chose drôle, ce sont les vers de la petite Durand-Viel qui a cinq ans. »

Selon d'autres sources, Apollinaire étant malade, c'est Cocteau qui dit à sa place « Tristesse d’une étoile », ainsi que des Poèmes d'une petite fille de cinq ans de sa petite cousine Françoise Durand-Viel.

Festival Maurice Ravel du 16 décembre 1916 (4ème concert)

Pour le festival Ravel, le peintre mexicain Diego Rivera livre une image cubiste, légendée du poème « Le gilet de Simon-le-Merle » d'Ilya Ehrenbourg. 

Le fresquiste qui fréquentait la communauté slave s'était lié d'amitié avec l'écrivain russe. Pour la couverture il peigne une « Nature morte à la balalaïka » là où les cubistes de la rive droite mettaient en général une guitare espagnole.

Quant à la musique, on retrouve Ricardo Viñes au piano aux côtés notamment de la violoniste Yvonne Astruc. La direction musicale est assuré par Henrik Melchers. 

La 2ème exposition du 28 janvier au 1er février 1917

Cette deuxième exposition réunit 37 œuvres, signées Maurice de Vlaminck, Emile-Othon Friesz, Henry Hayden, André Lhote, Marewna (Marie Vorobieff), Olga Sacharoff et Gino Severini, qui exposa pas moins de 12 toiles, dont le       « Joueur de Trombone dans la rue » peint en 1914, et prononça une causerie sur « la peinture d'avant-garde ».

Cubistes et Futuriste(s) partagent l'espace, malgré la profession de foi de l'exposition futuriste organisée chez Bernheim-Jeune en février 1911, où les auteurs, parmi lesquels Gino Severini, affirmaient sans ambages leur opposition au cubisme.

La couverture est illustrée d'un bois originale d'André Lhote.

La troisième exposition

Programme de la 3ème exposition, du 24 mai au 10 juin 1917

Dès la deuxième exposition, artistes français comme étrangers fréquentent régulièrement l'atelier de la 6, rue Huyghens. 

A l'occasion de cette troisième exposition, des œuvres de l'hôte, Émile Lejeune, sont enfin présentées. A ses côtés, de nouveau Moïse Kisling, et Ossip Zadkine, récemment démobilisé, Morgan Russell, peintre américain exilé des Etats-Unis, ainsi que René Durey, futur peintre reconnu, mais pour l'instant seulement frère cadet de Louis, le compositeur, l'un des membres du « Groupe des Six ».  

Le programme, aussi sobre que son prédécesseur, contient une liste des œuvres exposées et un poème de Blaise Cendrars, intitulé « Académie Médrano » (faisant référence au cirque du même nom qui existe encore aujourd’hui) et qu'il publia en 1923 dans les « Sonnets dénaturés ».

Un programme mythique 

Programme du 6 juin 1917 (5e concert)

Erik Satie, nouveau directeur musical, est chargé de réunir les plus grands interprètes, comme Ricardo Viñes et Marcelle Meyer au piano, ou la chanteuse Jane Bathori, pour jouer ses musiques et celles des jeunes musiciens rassemblés autour de lui, en particulier Georges Auric, Arthur Honegger, Germaine Tailleferre et Louis Durey. Il les surnomme « mes nouveaux jeunes ». 

Le 6 juin 1917 sont présentés, au-delà de « Parade » de Satie, un trio d'Auric, « Carillon » de Durey et des « Poèmes » d’Honegger. Ces derniers ont été puisés dans le recueil « Alcool » de Guillaume Apollinaire.

Dans une lettre à ses parents en juin 1917, Honegger relate la soirée à la salle Huyghens, et ce qui semble être la naissance des « Nouveaux Jeunes » : « J'ai été très bien reçu : Erik Satie, Apollinaire, Kisling et les musiciens présents ont manifesté un véritable enthousiasme et m'ont fait promettre de collaborer aux concerts beaucoup plus importants qu’ils donneront l’hiver prochain. ... Je voudrais bien vous envoyer le programme de la séance illustré par Picasso mais il est un peu trop grand. »

En effet, la couverture porte un portrait de Cocteau par Picasso. 

La quatrième exposition avec un concert avant-garde du « Groupe des Six »

Catalogue de l’exposition du 22 novembre au 12 décembre 1917

Il s'agit de la liste de prix de l'exposition (87 œuvres). On y retrouve Kisling (pour la 3e fois !), Lejeune et René Durey pour la seconde ainsi que Conrad Moricand, Henry de Waroquier (qui fournira l'illustration de la couverture) et Georges Fournier pour la première fois. Lejeune dira plus tard : « La dernière exposition dont j’ai gardé une documentation précise » .

C'est aussi Lejeune qui dessina la petite plaquette annonçant un concert ayant lieu durant l'exposition, le 1er décembre 1917. Au programme : Durey, Auric, Tailleferre, Satie et Honegger, avec la participation d’Auric, Hélène Jourdan-Morhange, Félix Delgrange, Juliette Meerovitch, Andrée Vaurabourg...

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